E.N.I.B
1865/1962
Armand CARDI (Promo 58/62) nous a fait parvenir un document particulièrement intéressant.
Il s'agit d'un article paru en 1891 dans la fameuse revue française: 'L'ILLUSTRATION" et traitant de l'enseignement en Kabylie.
Armand nous informe que dans l'ouvrage :"Algérie: L'œuvre française" du Professeur Pierre GOINARD , l'auteur évoque Monsieur VERDY l'instituteur cité dans cet article .
Ce normalien enseigna 23 ans en Kabylie. Cinquante six de ses élèves furent des Bouzaréens.
Merci à Armand CARDI pour sa contribution qui permet de rappeler à tous, que les enseignants d'Algérie ont amené la culture française jusque dans les coins les plus reculés et sans distinction de race ou de religion.
Voici donc ce très bel article:
LES
ECOLES FRANCAISES D’ ALGERIE
par
ALFRED RAMBAUD
L’ILLUSTRATION / Août 1891
Jamais le public français n’a trouvé d’aussi belles occasions de se
renseigner sur notre colonie algérienne : l’année 1891 aura été pour
lui une année d’études africaines.
Au Parlement et dans la presse, toutes les questions algériennes :
colonisation, relation avec les
Les
questions d'enseignement n'ont pas été omises. On s'est étonné, non sans
raison, que nous eussions si peu d'écoles ouvertes aux indigènes: sur une
population de 3,400,000 musulmans, nous ne sommes arrivés qu'à instruire 11000
enfants, c'est-à-dire trois enfants par 1000 habitants, tandis qu'en France
cette proportion est d'environ 140. Toutefois, ou ne peut méconnaître qu'un
certain progrès ait été réalisé depuis neuf ans; en 1883, le chiffre de nos
écoliers musulmans n'était que de 3172.
C'est
surtout à partir de 1881, c'est-à-dire du premier ministère Ferry, que le
mouvement s'est accentué. M. Ferry a pris alors une initiative hardie, en acquérant
lui-même des terrains et en faisant procéder aux constructions d'écoles.
Puis
un certain nombre de communes se sont piquées d'honneur.
Le
groupe le plus intéressant de nos écoles indigènes est celui qui s'est formé
dans la grande
Les
Kabyles ne sont pas nomades ou demi-nomades comme la plupart des tribus arabes.
C'est une population sédentaire très attachée à ses montagnes, éprise pour
la terre de la même passion jalouse que le paysan français. Elle habite des
maisons de pierre couvertes de tuiles. Elle est adonné à l'agriculture,
laborieuse, économe, âpre au gain et à l'épargne. '
C'est
une population qui, en densité, est comparable à celle de nos départements du
nord.
Enfin,
quoiqu'elle soit musulmane, elle n'a point le fanatisme de l'Arabe, inventeur du
Coran et de l'islamisme.
Dès
1889, un des notables de la montagne, si Lounis, à une réception du gouverneur
général, lui demandait de l'eau et des écoles.
Un
autre, un grand chef religieux, un des marabouts les plus révérés, Ben-Ali-Chérif,
qui joua un rôle important lors de l'insurrection de 1871, déclarait que
l'ouverture d'écoles était : « le seul moyen pour la France,
de civiliser les populations et de se les assimiler par la conquête morale ».
Enfin,
M. Masqueray, chargé par le ministère de sonder les dispositions des
montagnards, avait réuni dans des espèces de meetings les petits chefs des
villages. Il avait, été acclamé lorsqu'il leur avait annoncé des écoles,
ouvertes aux pauvres comme aux riches, et où il ne serait pas dit un mot de
religion: « ni chrétienne ni musulmane »
Le
terrain était donc bien préparé, et il n'est pas étonnant que près de
cinquante écoles indigènes, environ le tiers de toutes celles que possède la
colonie, se trouvent rassemblées dans cette région très restreinte de la
grande et de la petite Kabylie.
Nos
dessins représentent trois de ces établissements: l'école primaire de
Taourirt-Mimoun, chez les Beni-Yenni ; (école manuelle d'Ait-Larba, dans la même
tribu; l'école de filles de Thaddert-ou-Fella, dans la banlieue de
Fort-National)
La
première est une des quatre ministérielles décrétées en 1881; les
deux autres ont été créées aux frais de la commune mixte de Fort-National.
Les
Beni-Yenni possèdent, en outre, une petite école congréganiste; fondée en
1874 par les Jésuites, elle est dirigée aujourd'hui par les Pères Blancs du
cardinal Lavigerie.
On
voit que les Beni-Yenni, à ce point de vue, ont été favorisés. Ils le méritaient.
C'est un petit peuple d'environ six mille âmes, repartis entre six villages.
Ils habitent une crête abrupte au sud de Fort-National, élevée de près de
mille mètres au dessus du niveau de la mer et qui, cette année, a été
couverte de neige pendant près de trois mois.
Ils
sont bons agriculteurs comme la plupart des Kabyles, et très industrieux. Ou a
pu admirer à l'Exposition universelle de 1889 les spécimens de poteries,
armes, bijoux, fabriqués dans leurs
Leur
école ministérielle comprend trois classes et environ 140 élèves.
Nous donnons la vue d'une de ces classes, ornée de tableaux d'histoire
naturelle, d'un globe et de cartes géographiques, d'appareils destines à
enseigner le système métrique.
Si
les écoliers apparaissent plus serrés sur leurs bancs qu'ils ne devraient l'être
en bonne hygiène, c'est qu'on y a réuni des élèves de trois classes. Ils
sont coiffés de la chéchia ou calotte en feutre rouge sur leur tête
rasée, vêtus d'un burnous de laine à capuchon; sous le burnous,
une gandoura ou chemise de laine. C'est là tout leur costume et c'est le
même pour tous. Quelques-uns sont chaussés de ces sobat qui ne couvrent
guère que les orteils; la plupart sont pieds nus.
On
sera surpris de trouver parmi eux tant de types qui sont presque ceux de nos
enfants de France. Il y a là de bonnes figures épanouies qu'on pourrait croire
normandes ou lorraines. C'est que, dans ces Berbères, il y a plus de sang européen
qu'on ne le croit généralement. Très peu ont le type délicat et fin de
l'Arabe.
Ils
ont l'air placides, même indolents; et, en effet, ils le sont plus que nos écoliers
français. Même quand ils sont hors des classes, pas de jeux vioents, (les
mouvements désordonnés, de turbulences de jeunes coqs comme chez les nôtres)
Volontiers ils passent leurs récréations assis par groupes, pelotonnés eu
leurs burnous et se chauffant au soleil, silencieusement.
Cette
placidité ne les empêche point d'avoir l'esprit très vif, d'apprendre notre
langue avec une rapidité merveilleuse, d'arriver en trois ou quatre ans à l'écrire
correctement et à la parler presque sans accent.
Les
petites filles et les petits garçons en costume européen qu'on distingue au
dernier plan sont les enfants de M. Verdy, l'instituteur, et de M. Verdon, le maître-forgeron
: ces messieurs sont, avec les Pères Blancs, les seuls français du pays.
Tous ces enfants, même les fillettes, suivent les cours, côte à côte avec les petits Kabyles ; ceux-ci sont très fiers de leur compagnie et les parents en savent beaucoup de gré à la petite colonie française.
M. Verdy est un Franc-comtois,
natif d'Aissey (Doubs) et élève de l'école normale de Besançon. Il a tous
les grades que peut conquérir un instituteur. Cependant il a préféré aux
postes dé France cette espèce d'exil sur une crête de l'Atlas.
A
l'angle du dessin, on remarquera ses deux adjoints : l'un français, l'autre
indigène. Celui-ci, Aliou-Ramdan, qui porte le costume kabyle, a fait ses études
d'abord chez les jésuites d'Ait-Larba, puis au cours normal d'Alger.
Une
autre de nos planches représente l'école manuelle d'Ait-Larba, dirigée par M.
Verdon. C'est un grand hangar très bien éclairé, muni de tous les outils d'un
atelier de forgeron européen. On y travaille le fer.
Nos
apprentis, avec leur chéchia inamovible sur le crâne, les pieds nus ou
chausses de sobal, le tablier (le cuir autour des reins, se tirent à
merveille de leur tâche. Leur maître est enchanté d'eux. Il prétend que les jeunes Européens
n'assimileraient pas le métier si rapidement que ces
porteurs de burnous.
Un
tel enseignement complète très heureusement celui de l'école primaire. Les
Kabyles comprennent fort bien de quelle utilité est pour eux la connaissance du
français ; mais ils sont pauvres, très pauvres, et ils ont besoin d'arriver
promptement à savoir un métier.
Voilà
pourquoi ces lauréats de la grammaire, du calcul et de l'histoire de France,
manient si allègrement le lourd marteau, la grande lime, les tenailles et le
soufflet de forge. II faut que bientôt ils gagnent leur vie et fassent vivre
leurs parents. De plus, on se marie jeune dans la montagne; il faut acheter sa
femme; on se trouve chargé de famille presque sans avoir eu le temps d'y
penser. Donc forge, forge, garçon kabyle !
Pour
encourager nos jeunes apprentis, on s'arrange à leur donner tout de suite une rétribution
quelque quinze ou vingt francs par mois, ce qui est une petite somme dans le
pays. En échange, ils fabriquent ou réparent les outils de la commune.
Nous
avons très peu d'écoles de filles; il n'y en a pas quinze dans toute l'Algérie,
et nous n'instruisons guère qu'un millier de fillettes sur une population
d'environ un million sept cents mille femmes musulmanes.
C'est
que le problème est très difficile à résoudre. Les sectateurs de l'Islam ont
plus de prévention
contre
l'instruction des filles que les Chrysale les plus arriérés. Ils la trouvent
inutile, puisqu'elle s'adresse à des êtres inférieurs; nuisible, puisqu'elle
tend à les émanciper; enfin contraire à la religion, aux coutumes des ancêtres,
aux bonnes mœurs.
Ils
n'aiment pas que nous nous occupions de leurs affaires de ménage. Et comme ils
marient - c'est-à-dire vendent -leurs filles à peine nubiles, ce n'est point
la peine de les envoyer en classe.
A
l'exception d'une seule de nos écoles kabyles, celle d'A'it-Hichem, toutes les
autres, laïques comme celle de Bougie ou congréganistes comme celles de Djemâa-Sahridj
et des Beni-Ouadhia, ne sont peuplées que de fillettes très jeunes appartenant
à des parents très pauvres, et pour lesquelles il faut presque donner à
ceux-ci une indemnité.
A
Ain-el-Hammam l'Administrateur, qui peut tout avait réussi à rassembler sur
les bancs vingt-cinq petites kabyles ; mais il avait fallu accorder à chacun
des vingt-cinq pères de famille une place de cantonnier. Des raisons d'économie
ou de service ayant fait supprimer ces vingt-cinq emplois, immédiatement les
vingt-cinq écolières disparurent.
L'école
que représente notre dessin est l'orphelinat de Thaddert-ou-Fella. Celles des
écolières qui ne sont pas orphelines sont filles de très pauvres diables ou
de petits fonctionnaires indigènes, gardes-champêtres ou cantonniers ; s'ils
nous laissent leurs filles, c'est un peu parce qu'ils n'ont pas le moyen de les
nourrir.
Ces
écolières sont soumises à un régime très austère. Au dortoir, pour lit,
elles ont une
planche et pour matelas un simple
tapis. Leurs frais de nourriture reviennent à cinquante centimes par tète et
par jour.
Eh
bien, c'est encore trop doux pour elles. C'est par trop plus confortable que
dans le gourbi paternel. Rentrées chez elles, la nostalgie les prend de ce lit
de camp et de cet ordinaire de troupier. Ce qu'elles regrettent, c'est la
propreté, le bien être relatif ; c'est aussi les bons traitements, les
bonnes paroles, les soins affectueux de leur directrice: Mme Malaval, une jeune
veuve encore en deuil de son mari qui a reporté sur ces écolières misérables,
à demi sauvages, mais pleines d'esprit naturel et de bonne volonté, toutes ses
affections.
Elle
les instruit assez bien pour que plusieurs aient conquis leur certificat d'études
; l'une d'elles a même le brevet élémentaire. Mais elle sait, que ces titres
ne leur ouvrent que de rares débouchés : tout au plus
deux d'entre elles obtiendront un emploi de monitrice indigène.
Elle
cherche donc à faire d'elles de bonnes femmes de ménage, qui puissent un jour
apprivoiser leur mari à moitié barbare par plus d'ordre et de propreté dans
le gourbi, par des talents de couturière, par de savoureux petits plats à
l'européenne.
Aussi,
à tour de rôle, les fait-elle s'activer à la cuisine, au verger, au potager,
à la basse-cour. Nous la voyons ici, sous la frondaison des arbres africains,
entourée de ses écolières, petites et grandes, pieds nus pour la plupart,
pauvrement vêtues, mais la chevelure coquettement teinte en noire, à la sébra
(c'est défendu à l'école ; mais pas les jours de sortie!); sous leurs yeux émerveillés,
elle coupe des patrons, assemble des pièces d'étoffes, enseigne les points de
couture les plus variés, fait manœuvrer la machine à coudre. Et avec leur air
un peu indolent, au fond très attentif', avec leurs grands yeux de gazelle,
elles regardent.
Elles
tachent de se fixer à l'esprit tous ces raffinements du génie féminin de
l'Europe.
Et
un jour, rentrées dans leurs villages, ayant oublié beaucoup de leur arithmétique
et de leur histoire, tout en gardant précieusement leur français, c'est
surtout avec l'aiguille et la cuiller à pot dans les mains qu'elles seront des
missionnaires de la civilisation européenne.
Elles
appartiennent a une génération qui sera un peu sacrifiée, car elle sera dans
le pays la première génération de femmes instruites; mais elles prépareront
aux suivantes une destinée déjà un peu meilleure.
La
femme kabyle, qui n'apporte pas de dot dans le ménage, qui au contraire a coûté
son prix d'achat, n'est qu'une esclave que le mari peut exténuer de travail,
corriger et battre, répudier et chasser à volonté.
Cependant
la conquête française a déjà amené un premier résultat : le prix d'achat
des femmes a augmenté!
Le
lent progrès de nos idées dans les tètes kabyles amènera sans doute, à la
longue, un autre résultat : après le prix vénal, le prix moral de la femme
kabyle pourrait bien subir une hausse.