LE TRAIT D' UNION (1964-2000)
Ecole Normale de Constantine
"Ouvrez
! Ouvrez la cage aux Z'oizeaux... ! "Chante Pierre Perret.
Regardez
bien ces drôles d'oiseaux en rang, bien alignés, comme des hirondelles sur un
fil électrique avant l'envol migratoire... Costumes sombres, pochettes blanches
et pieds (déjà noirs...) bien cirés.
Ce
sont les "normaliens" de la promotion 1934-1937, prêts à s'égailler
par un dimanche matin frisquet de février 1935, devant la porte de leur
"cage" : l'Ecole Normale de CONSTANTINE.
Ah
! cette Ecole Normale, comment l'oublier, même après plus d'un demi-siècle...
Comment oublier les trois années passées là comme "élèvemaître",
enclos dans l'enceinte de ses vieux murs, où l'on entre "élève" et
d'où l'on ressort "maître" (d'école), à l'âge charnière des
chrysalides encoconnées dans le naissain des ruches, où le "potache"
adolescent fixe ses caractères d'Homme pour ce qui lui reste de vie ?...
Notre
vieux "bahut" était bien une ruche active et silencieuse, hors du
temps et presque hors de la ville, entre les dernières maisons des hauteurs du
lointain faubourg Lamy et les premiers rocs nus des carrières de Sidi-M'cid qui
avaient fourni les pierres de calcaire bleues de sa construction solide, presque
sévère.
Ancien
séminaire, "récupéré" par l'Enseignement laïque après la loi de
séparation de l'Eglise et de l'Etat, c'était une bâtisse en carré, comme un
fortin de l'Enseignement. Stable dans les mouvances d'un siècle déjà houleux.
Genre de cloître, dû à son origine, fermé sur son jardin intérieur, ourlé
d'arcades en plein ceintre, avec les classes et les communs au rez de jardin, et
les chambres monacales d'étudiants à l'étage. Pas encore agrandi, mais défiguré,
par une vaste extension nécessaire, d'un style "béton armé", ajoutée
comme une verrue à l'ancien bâtiment de pierres à partir de 1938.
Jardin
intérieur aux fleurs claustrales anémiques, allées cruciformes bordées de mésenbrientémums,
ombrées de sophoras japonicas pleureurs, déambulatoire à lumière tamisée
des arcades, sévères murs de pierres nues, matelassés de cissus hédéracés
(ou vigne vierge) formant stores aux fenêtres encadrées de briques rouges ;
tout dans ce monastère de la Iaïcité, avait conservé de son origine un
environnement sévère mais harmonieux, propice à la méditation spéculative
et transcendantale.
Tout
autour de ce cloître fermé, un très vaste jardin ouvert, campagnard et
utilitaire où nous étions censés compléter notre travail intellectuel par
une activité physique basée sur la mise en application pratique des cours
d'agronomie de notre professeur M. Calcas.
En réalité nous troublions plutôt qu'aidions les activités de Constantino le jardinier, maître irascible des extérieurs, qui cultivait, à sa manière, d'excellents légumes, forts utiles pour varier et compléter les nourritures terrestres qu'Attalah, le terrible et inamovible cuisinier nous prodiguait.
Prodiguer,
si l'on peut dire, car il n'était guère prodigue, et ses menus... fort menus,
nous enseignaient "menu-militari" les règles pratiques d'une diététique
collective et ascétique, propre à nous initier à la cuisine militaire qui
suivrait inéluctablement notre sortie de l'Ecole Normale...
Mais
nos estomacs juvéniles réclamaient une alimentation moins spartiate et plus
gastronomique. C'est pourquoi vous nous voyez sur cette vieille photo, minces
comme des sloughis, en ce dimanche matin, prêts à fuir la houlette, pourtant débonnaire,
de notre Directeur M. Masseboeuf, et à nous envoler de notre cage (sans
barreaux), quittant les hauteurs spirituelles et altimètriques du Faubourg Lamy
pour les turpitudes culinaires de la "basse ville", sur le "Vieux
Rocher", aux alentours de la "Place de la Brèche" : Choucroutes
pantagruéliques du "Gambrinus" rue caraman, fritures croquantes à
"la Pêcherie", sous le vieux marché, menus raffinés de chez "Nossain",
sous le théâtre, ou, plus économiquement pour nos bourses aussi vides que nos
estomacs : Couscous savoureux de "l'Ami Bendjelloul", rue Hakett pour
le prix d'une place au "Cinéma Nunez"... Vu l'état de nos finances
il fallait bien faire un choix entre "l'art" et ... le lard (de la
choucroute) ou entre le "/ ene art" et l'art culinaire de notre maître
gargotier !
Et
pour terminer cette équipée gastronomique, le soir, avant d'entreprendre
l'ascension des grimpettes menant à nos quartiers élevés, nous reprenions
quelques forces. Lors d'une halte chez la boulangère du carrefour d'EI-Kantara
où nous faisions un traditionnel "tour de pitz"... Car, nous
expliquait la brave femme, il ne faut pas dire "pizza" mais "pitz",
parce que ça s'écrit : P, comme pâte, I, comme inchois, T, comme tomate, et
Z, comme zolives... Et nous, futurs éducateurs et philologues d'occasion,
d'approuver, la bouche pleine... ! Ah ! Rapeneau, ta consoeur d'outre Rhumel ne
déparaient en rien ta noble profession !
Pour
les nostalgiques des jours révolus, vous avez là, sur cette photo exhumée
d'un tiroir poussiéreux de l'armoire aux souvenirs, toute une phalange, bien
alignée, de galopins écumés dans toutes les écoles de Numidie, sélectionnés
par un concours draconien, embrigadés et formés en vue d'Eduquer le Peuple
dans l'esprit de Jules Ferry : c'est la promotion 1934-1937 de l'Ecole Normale
d'Instituteurs de Constantine.
Ceux
qui ont de la mémoire reconnaîtront, de gauche à droite : En bout de file,
Marcel GAMBA (dit "WAWA", car de sa voix d'une octave au dessous de la
moyenne on ne saisissait que les voyelles, un "djebâili" échappé de
ses montagnes du Zardézas un peu étonné de se trouver là, hirsute parmi des
citadins "gominés".
Puis
Jacques HADJADJ, un Bougiote discret et gentil, un peu dépaysé loin de la mer
et de sa Kabylie.
A
la suite, Fernand FONT de Constantine, notre "major", toujours
premier, en tout, même pour le "grand départ", car, peu après sa
sortie de l'École, il quittera brusquement la vie à l'âge où les autres y
entrent... Puis la paire inséparable des deux Jeannots : SULTANA et SAMMUT qui
parlaient entre eux leur langue maternelle : le Bônois (sans accent !) le vrai,
le pur, celui de "la Schoumarelle", de "la douane" ou de
"la Colonne", et qui, en classe ou à l'école d'application
"embrayaient sur le Français" (suivant leur propre expression), un
Français châtié, fleuri, élégant, rythmé, du pur Hugo, Racine ou
Baudefaire. Surprenant !
Près
d'eux Raymond HELIX, un autre Bônois, mais un bônois autre, parlant
naturellement le "Français de France", celui des auteurs modernes ou
de la fonction publique.
Puis
Fernand LAFON, venu des Hauts-Plateaux Sétifiens, apportant avec lui le sérieux
et la hauteur de la région et la sagesse de Tocqueville (dont son village porte
le nom).
A
côté de lui Paul CASANOVA venu d'un autre lieu des Hauts-Plateaux
(Canrobert),
grand et grand sportif, le Platini, le Papin, (e capitaine de notre équipe de
foot (championne départementale scolaire) ; assez adroit pour placer le ballon
là où il le fallait : sur le pied d'un coéquipier ou pour le pousser
directement dans "les bois" adverses ; assez puissant pour envoyer le
gardien avec le ballon au fond des filets ! (comme j'en ai fait la cuisante expérience
le jour où, goal d'occasion, je me suis retrouvé le cul dans la boue, bien au
delà de "la ligne", ayant eu la malencontreuse prétention d'arrêter
un de ses pénalty...
A
côté de lui, Jean AURIFEILLE, d'EI Arrouch, sportif aussi, mais plus versé
dans le sport intellectuel, cachant une timidité native sous la gouaille et des
répliques parfois cinglantes qu'on lui pardonnait, tant elle pétillaient
d'esprit et d'à propos. Moins malmené par un sort qui lui fut peu favorable,
il eût mérité d'être le Camus ou le Radiguet de notre génération.
Ensuite
Jean ERLACHER, de Sétif, qui n'eut pas l'épanouissement que méritait sa
gentillesse et ses grandes qualités, ayant été fauché prématurément à la
tête de sa compagnie de tirailleurs pendant la campagne d'Italie.
Puis
Vincent DILETTATO, notre bibliothécaire, Bônois chaleureux, rondouillard et
truculent, chanteur à la voix exceptionnelle. II fera en sa bonne ville de Bône
une carrière de premier plan dans l'enseignement, le syndicalisme et la
politique. Devenu 1e~ adjoint au maire, il lui arrivera de marier (pour le
meilleur et pour... l'Empire - on était patriote à cette époque...) certains
de ses anciens condisciples.
Près
de lui Joseph BUCCAFURI, le seul Philippevillois de la promo, toujours souriant,
et jamais pressé, au point qu'un jour il manquera le train ! (Qui trop
embrasse, manque le train... n'est ce pas, Jo).
A
la suite, Barthélémy CONSOLINO, de Constantine, symbole de l'amitié
chaleureuse et indéfectible ; organisateur des premières retrouvailles des
anciens normaliens de Constantine après l'indépendance et la diaspora. Réunions
annuelles qui se perpétuent toujours.
Puis
Aurèle DEROSAS, autre Bougiote, dilettant, blagueur, volontiers farfelu pour
faire oublier une ténacité à toute épreuve.
Enfin,
tout à droite, l'autre Marcel : Marcel ZERBIB, encore un Bônois, mais pas
"Bônois" du tout ! Calme, pondéré, élégant, amateur de théâtre
et de beaux poèmes. Faisant flamboyer les tirades de Rostand, hoquetant une scène
de l'Avare ou rythmant un poème étincelant de Miquel Zamacoïs avec un art
consommé. Marcel, tu aurais pu devenir un sacré comédien, mais l'enseignement
pour toi était sacerdoce, alors que pour d'autres ce fut une fonction, un métier,
voir un accident de parcours (comme ceux d'entre nous qui ont préféré l'Armée,
l'Administration, ou même….
l'école
buissonnière !..)
Mes chers condisciples de la 34/37, rompez le rang bien aligné, entre la
porte de l’EN, derriere vous, et celle de sortie devant vous.Détalez
l’avenue Forcioli, vers les petites joies de la ville, ce jour là. Et bientôt
les grands aléas de la Vie.
Marcel
GAMBA.